LA NOUVELLE primée au concours de l'AMOPA de Soukaïna TAOUILI

Coups bas et urine de chien

Eugénie s’en allait au marché, ses pieds dans des petits sabots de bois qui claquaient sur le sol de pavés de la grand route d’Ornans. Son petit corps était maigre et fragile comme une brindille et on craignait qu'elle se casse rien qu'en tombant. Deux petites nattes de cheveux roux bouclés dépassaient d'un bonnet couleur lilas qu'elle portait toujours sur la tête pour sortir. Ses yeux vert émeraude étaient éblouis devant la lumière aveuglante du soleil d'été. Son visage pâle et ses petites taches de rousseurs sur les pommettes la rendaient mignonne et belle comme un cœur. Elle avait la réputation d'être une fille aimable et toujours souriante. Au marché tout le monde la connaissait pour son côté serviable et attentionné. Tout en marchant, elle chantonnait des petits poèmes sur un ton angélique. Dans la main gauche, elle tenait un panier d’osier vide et prêt à être rempli par les bonnes choses du marché. Autour de cette route, des vaches broutaient l'herbe et meuglaient bruyamment, l'odeur nauséabonde des grosses bouses dominaient l'air pur et sain des montagnes. Elle marchait sur cette longue route tous les jeudis matin, car c’était la seule manière de s’approvisionner pour l’auberge de son père.
Il était le seul aubergiste de la ville et il se devait d’avoir continuellement des réserves en nourriture pour ses clients. Son auberge était un lieu de rencontre et de détente de tous les hommes d’Ornans, ils y allaient après leur travail, boire un coup et vanter la beauté de leurs meilleures vaches ou le goût de leur meilleur lait.
L’aubergiste s'appelait Maître Gredin et il vantait son cidre connu dans toute la contrée pour son arrière goût acidulé et fort agréable. Malgré tous ses efforts, Maître Gredin avait perdu le concours de l’année dernière et s’en était rendu malade de rage. C’est pourquoi pour avoir le meilleur cidre de cette année, il avait acheté le meilleur champ de la ville pour y planter de meilleurs pommiers et ainsi perpétuer la tradition familiale du meilleur cidre d’Ornans.
Eugénie arriva enfin au marché. Mais ce jeudi matin était particulier et elle ne tarda pas à s’en rendre compte, en effet une agitation particulière régnait dans ce marché qui d’habitude était plutôt calme et ennuyeux. Un homme fort ventru et bien rouge d’avoir abusé de l’alcool était monté sur un gros caillou, il titubait, il avait le vertige sur ce ridicule rocher de moins d’un mètre de haut et avait l’air d’avoir envie de vomir. Il s’époumonait à crier parmi l’agitation « Samedi et dimanche, grande fête agricole!! V’nez nombreux pour les célèbres concours !! Les inscri’tions se feront chez m’sieur l’notaire!!» Et l’homme tomba du caillou; il semblait raide mort. Deux autres hommes vinrent le soulever avec beaucoup de mal et l'emportèrent sur une petite charrette. L’agitation régnait toujours. Quand Eugénie entendit l'annonce, elle ne prit pas le temps de finir de faire ses courses et elle s'empressa de rentrer chez elle pour annoncer la nouvelle à son père. Ce dernier était à coté du comptoir, il parlait avec les hommes du village et leur servait un coup, ils buvaient comme des trous sans se soucier de rien, à rigoler sur des choses idiotes que leurs femmes avaient faites. Et Rufus le chien lappait l’eau dans sa gamelle comme si il n’avait pas bu depuis des siècles.

-« P’pa !! D’vine c’qui a en fin sm'aine prochaine ! 
- Chépa, mais j’sens bien qu’tu vas m’le dire.
- J’ai couru comme j’ai pu jusqu'ici pour t’annoncer en première la nouvelle, La fête agricole c’est la s'maine prochaine ! tell’ment j’étais contente, j’en ai oublié d’faire les courses !
-La s'maine prochaine ?! J’ai bien entendu ? Tu t’fous d’mi ?
- Non P’pa ! Jte jure, même que cha doit être chez l’notaire qu’on doit s’inscrire ! C’est Nénesse, l’vieux paysan toujours bourré qui l’a dit !!
-Vin de djou ! Eugénie, va derrière l’comptoir et occupe-toi d’l’auberge jusqu'à c’que j’revienne j’min vais à la ville voir l’notaire. S’t’année ché mi qui gagn’rai à ch'te fichu concours ! Ché mi qui vous l’dis. »
Eugénie s’empressa de se mettre derrière le comptoir et resservit les hommes qui buvaient toujours.
Trois heures après……
Maître Gredin revint à son auberge la mine grise, il s’assit sur une chaise près du bar et soupira. Un des hommes fidèles de l'auberge s’adressa à lui :
« -Et ben Mait'e Gredin, ç’va pas bien aujourd’hui ? Vous avez l’air triste et ridé comme si vous veniez d’apprendre une triste nouvelle!
   - Et ben pour une triste nouvelle c'en est une, j’allais chez l’notaire quand j'ai vu un étalage où y'avait plein d'gens qui r'gardaient et s'attroupaient, j'me suis arrêté pour r'garder et c'tait un jeunot pas plus vieux qu’ ma fille qui f'sait goûter son cidre gratuitement ! M'sieur Legrand qui s'appelle ! Il dit qu'est nouveau et qu’il va ouvrir une auberge où tout s’ra pas cher ! Mais quéque j’vais faire mi ? Et pis j’vous ai pas tout dit, son cidre, y’était mille fois meilleur que l’mien. Mi j’vous l’dis,, à c'rythme là dans une s'maine y'a plus d'clients chez mi… 
    - Allons M’sieur Gredin, vous allez pas vous faire avoir par un jeunot ! On veut bien vous aider nous ! On connaît l’auberge et la p’tite Eugénie depuis qu’elle est née ! Alors ensemble, on va bien pouvoir faire quéque chose ! Hein Eugénie qu’on va l’aider ton père ?!»

Les clients les plus fidèles de l'auberge se jurèrent que ce serait Maitre Gredin qui allait gagner le concours et ensemble, ils élaborèrent des stratégies ignobles pour trouver ce que le cidre du petit nouveau avait de plus que celui de l'aubergiste. Certains espionnaient la nuit le verger à s'en rendre malade de sommeil, d'autres sympathisaient avec lui et se faisaient inviter pour essayer de se faire avouer les secrets. Mais les jours passaient et les hommes revenaient toujours bredouilles, l'auberge se vidait et la fête agricole approchait à grands pas. Maître Gredin en devenait malade. Il restait dans son lit des journées entières et Eugénie s'occupait des derniers clients restants. Elle s'inquiétait terriblement pour son père et trouvait cela grotesque d'être malade de jalousie.

« Dis P'pa, c'est qu'une fête agricole et une auberge, c'est tout, va pas t'rendre malade pour ça ! »
Maître Legrand sursauta dans son lit et hurla sur sa fille
« -C'est qu'une auberge ?! Enfin ma fille c'est donc ça que j't'ai appris ?! Ne redis plus jamais ça, cette auberge je l'ai eue de mon père qui l'a eue de son grand père et ça dure comme ça depuis des générations ! Regroupe mes amis, j'ai eu une idée qui m'fr'a gagner à coup sûr, dis leur de venir cette nuit, que personne nous voie »
Eugénie obéit et dans la nuit noire tous ses amis vinrent au rendez-vous et ils passèrent par derrière histoire que personne ne les voie. Eugénie les servit en cidre et Maître Gredin mit fin au suspense et se mit enfin à expliquer son idée, fier de lui.
« -Je sais c'qu'on va faire ! Mais d'abord vous d'vez jurer qu'ça rest'ra entre nous et qu'vous fr'ez tout c'que j'vous dis sans broncher ! »
Les hommes jurèrent sans broncher et demandèrent à l'aubergiste de s'expliquer. Il reprit la parole.
« - Pour gagner tous les coups sont bons ! Et pis, j’étais là avant lui ! Donc ce n’est pas vraiment d'la triche. On va mettre des choses dans son cidre qu'on aura trouvé n’ importe où pour que le cidre deviennent moins bon que l'mien ! »
Les hommes impressionnés en restèrent bouche-bée. Gredin continua en désignant chacun leur tour les hommes.

« -Toi ! Tu iras prendre m'in cleb et tu l'fras pisser dans un verre, ensuite l'verre tu le vers'ras dans le cidre ! T'es bien d’venu ami avec l'autre Legrand là ? Tu pourras donc mettre la pisse de m'in clebs dans le tonneau où qui garde son cidre ! Et Eugénie montera la garde, moi je s'rai pas là, c'est trop risqué, si on m’voit c’est foutu ! »
La nuit suivante, le plan se déroula comme prévu. Et l’aubergiste fut enfin rassuré et retrouva le sommeil. Maintenant il était certain qu’il allait gagner le concours de cidre.
Le jour venu, il arriva au concours détendu et sûr de lui, accompagné d’Eugénie et de ses amis. Il faisait beau et tout le village s’était déplacé pour l’occasion. Le concours de cidre se passait après celui des vaches et du lait. Maître Gredin s’assit donc devant l’estrade et il avait placé ses amis et sa fille à tous les coins de la fête, ces derniers avaient reçu l’ordre de prévenir l’aubergiste dès que Legrand arriverait. Le concours de vache se terminait doucement et l’aubergiste n’avait reçu aucune nouvelle de Legrand. Personne ne l’avait vu.
« J’pense qui viendra po ! Il a dû goûter son cidre et s’dire qu’il avait aucune chance ! C’est 'core mieux pour mi ! »
Un homme sur l’estrade prit la parole et annonça les noms des inscrits. C’était un des juges chargé de goûter les différents cidres. Maître Gredin s’apprêtait à monter, il attendait d’être appelé. Un par un, les hommes appelés montaient sur l’estrade, leur pichet de cidre dans la main.
L’aubergiste attendait toujours d’être appelé et il commençait à s’impatienter. Puis le juge annonça le dernier nom. L’aubergiste pensa que c’était une erreur et qu’il avait sans doute oublié d’appeler son nom. Il monta sur l’estrade et alla voir directement le juge. Le juge vérifia sa liste d’inscrits et confirma que le nom de Monsieur Gredin n’y était pas. Il s’adressa donc au notaire et lui demanda si l’aubergiste avait été le voir pour s’inscrire. Le notaire dit ne pas avoir reçu Maître Gredin dans son cabinet. Et la, Maître Gredin se prit la tête dans les mains et fondit en larmes.
«- Oh mon dieu. J’ai tellement été intrigué par l’étalage de Legrand au marché l’aut’e jour que j’en ai oublié d’aller voir l’notaire ! »
Tout le village avait les yeux rivés sur l’estrade et regardait le pauvre Gredin qui pleurait toutes les larmes de son corps. Ils avaient tous pitié de cet homme qui en avait perdu la tête à trop vouloir gagner. Ce jour là, ce fut un vieux paysan qui gagna le concours. Legrand ne s’était même pas inscrit. Quand Gredin apprit la nouvelle, il se sentit très mal, ses mains tremblaient et ses yeux restèrent figés pendant quelques instants. Il se sentit désespéré et honteux, rongé par la culpabilité et le remords. C’en était trop pour lui et la nuit suivante, il se pendit de désespoir. Son enterrement se passa à Ornans, et tout le village était là pour honorer l’aubergiste. Eugénie faisait partie des enfants de cœur, les notaires, le maire et tous les hommes nobles du village étaient là aussi avec leur femme et Legrand, attristé, par cette mort se tenait agenouillé près du cercueil.
Même Rufus était là, il regardait le cercueil d’un air triste comme s'il savait qu’il ne reverrait plus jamais son maître.
Soukaïna T.

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